Séquestrations de patrons : paroles d’ouvriers face à l’emballement médiatique

Basta Mag. Par Julien Brygo (20 mai 2009)

C’est « la crise » et, une fois n’est pas coutume, les médias s’intéressent à ses victimes. Surtout quand celles-ci ne se laissent pas faire. Comment les ouvriers, récemment placés sous les feux des projecteurs, ont-ils vécu cet emballement autour de leurs actions ? Comment ont-ils perçu les discours médiatiques sur leurs luttes sociales ? Basta ! est parti à la rencontre de salariés de 3M Santé, à Pithiviers (Loiret) et de Caterpillar, à Grenoble (Isère), deux conflits fortement médiatisés. Voyage dans deux entreprises emblématiques de la colère des ouvriers français...

Photo : Nicolas Benoit, délégué syndical CGT de Caterpillar

« On comprend... » Tout le monde « comprend, bien sûr, la colère » de ceux qui « séquestrent » leur patron ou saccagent une sous-préfecture [1]. Deux petits mots qui permettent aussi d’en annoncer d’autres, un peu moins doux. Il y a des ministres : « On peut parfaitement partager leur tristesse » (Brice Hortefeux). Des représentants du patronat : « La crise économique à laquelle nous sommes confrontés génère beaucoup de souffrances individuelles et collectives, pour des salariés, bien sûr, et aussi pour des chefs d’entreprise. » (Laurence Parisot). Il y a même des chefs d’entreprise séquestrés. Ainsi Marcus Kerriou, patron de Molex, retenu 24 heures le 21 avril dans un bureau de l’usine de Villemur-sur-Tarn (Haute-Garonne), comprend « tout à fait » : « Vous avez des personnes qui en moyenne sont 23 ans dans cette usine (...) et qui sont très attachés à cette usine, et je comprends tout à fait qu’ils ont des sentiments négatifs quand on dit que nous devons fermer cette usine, qu’elle n’est plus viable ; là ils ne comprennent pas. C’est déplorable qu’il y ait des gens qui perdent leur emploi. » (France 5, 23 avril). Même les journaux, les télévisions, les radios, qui en temps normal ignorent l’information sociale, en rajoutent dans la compassion et se précipitent à chaque annonce de séquestration. « Leur décision de restructuration, sans doute rationnelle, est froide, et ceci ne peut qu’aviver la frustration de ceux qui en sont les victimes », s’aperçoit le chroniqueur Jean-Michel Apathie (09/04). Et si nous allions voir les principaux concernés.

Pithiviers (Loiret), usine 3M, 4 mai 2009

Il est onze heures trente. Le bus de la société privée s’enfonce dans le Loiret. Un paysage de champs de colza et de villages sans clochers se dessine derrière les vitres. Pithiviers, 10.000 habitants et un employeur devenu célèbre : 3M Santé. À l’entrée de la ville, une pancarte posée sur un rond-point indique : « Pithiviers solidaire des salariés de 3M Santé ». L’usine est à quelques jets de pierre de là. C’est ici qu’a eu lieu la seconde « séquestration », le 25 mars dernier. Les ouvriers appellent cela une « auto-retenue » et en rigolent joyeusement, tant leur petit coup de force (36 heures) est ridicule face à la violence adverse. Sur 235 salariés, 110 postes sont supprimés dans cette usine, malgré un bénéfice net de 3,46 milliards de dollars pour le groupe 3M l’an dernier. Les dividendes reversés aux actionnaires ont augmenté de 8,67% par an en moyenne depuis 2003. 3M est l’une des trois multinationales états-uniennes à augmenter, malgré la crise, le versement des dividendes à ses actionnaires au premier trimestre 2009 (avec Coca-Cola et Colgate). Pas de doute, nous sommes bien dans une entreprise qui se sert de la crise pour rapatrier sa production sur ses sites anglais ou américains.

Dans la salle du Comité d’entreprise, Jean-Francois Caparros, technicien en production depuis 31 ans, concerné par le plan de licenciement, explique les différentes étapes du déferlement médiatique. « L’annonce du plan de licenciement a été faite le 15 décembre. À partir de cette date, aucun média national ne s’est déplacé. Seuls les médias locaux habituels : La République du Centre, France Bleu et France 3. L’action de retenue a eu lieu le 24 mars. Il a été libéré dans la nuit du 25 au 26. Le jour où on fait l’action, BFM est arrivée en premier, puis I-télé, les radios. Ensuite, c’est Reuters et France Bleu qui ont servi de déclic pour le reste de la presse. À part les médias locaux avec qui on travaille, qui essaient de voir comment ça se passe un mois après, personne n’est revenu ! », note ce délégué Force Ouvrière.

À Pithiviers, les salariés de 3M doivent faire face au sixième plan social depuis huit ans. Ce qui explique le fort taux de syndicalisation. À ses côtés, Jean-Claude Tabary, cariste (conducteur de chariot élévateur) de 50 ans, compare ces quelques heures à « un feu qu’on allume ». En quelques minutes se met en place une longue chaîne, qui part du bureau d’un cadre et qui finit dans les rédactions du monde entier. Avec les risques du décalé : « Si vous prenez le plateau de direction, on parle d’une "retenue". Dans les médias nationaux, on parle de "séquestration", et à l’international, c’est carrément une "prise d’otage". C’est effrayant comme on peut monter comme ça, dans les tours... » Cet homme grand, au crâne dégarni et à l’humeur joviale, a passé 27 ans à travailler à 3M Santé. Son père y travaillait déjà. « C’est lui qui a démarré la chimie », raconte-t-il fièrement, mais avec amertume, après avoir vu progressivement l’entreprise familiale devenir une entreprise financière.

« Sans séquestration, jamais les médias nationaux ne se seraient déplacés », estime-t-il. Autre fait indéniable : sans « séquestration », jamais les ouvriers de Pithiviers n’auraient vu leurs enveloppes de départ si élevées [2]. Pourtant, l’action est totalement improvisée : Luc Rousselet (directeur industriel de l’usine, ndlr) n’a pas voulu venir, donc ce sont les gens qui sont partis à sa rencontre pour discuter. Il y a eu discussion, ça a même duré assez longtemps. Au bout d’un moment c’est devenu stérile. Et hop, il est rentré dans son bureau. et voilà, terminé. On était toujours prêts à discuter, il n’a pas voulu... »

Cabinet de conseil Vae Solis Corporate, 16ème arrondissement de Paris, 21 avril 2009

Dans les beaux quartiers de la capitale, on peut entendre un tout autre son de cloche. Au cabinet parisien Vae Solis, spécialisé en « stratégie d’information et de gestion de crise », le directeur, David Delavoet, explique qu’« on est face à des gens qui ont franchi la ligne rouge pour des raisons de désespérance. Il faut que leur patron puisse leur dire qu’on peut toujours revenir à un dialogue normal. » Il a imaginé une nouvelle offre, lancée mi-avril. Intitulée « Communiquer sous la contrainte », sa cible est très clairement définie : les dirigeants d’entreprise qui craignent d’être séquestrés par des salariés en colère. « un patron séquestré, c’est un patron humilié, et finalement c’est un patron qui perd sa crédibilité ». La communication est un métier et il n’est pas étonnant de voir qu’aujourd’hui, elle s’aligne sur des événements qui effraient : « La radicalisation des luttes sociales qui ne fait que commencer », prédit le directeur de Vae Solis. Il y a donc un nouveau filon à exploiter. Pour sa nouvelle offre, David Delavoet a recruté des anciens membres des forces spéciales et des membres des unités spéciales de la gendarmerie.

Violences sociales, traitement sécuritaire : le refrain est connu. Et de la « compréhension » à la prison, le chemin est balisé. Certains illustres chroniqueurs ne prennent d’ailleurs même pas la peine de « comprendre » les ouvriers et passent directement à l’étape suivante : la condamnation absolue de leurs résistances. « Lorsque des travailleurs sont mécontents dans la France révolutionnaire, les lois de la République sont suspendues. Ils peuvent kidnapper ou faire tout ce qu’ils veulent, la police n’interviendra pas parce qu’il est admis que les travailleurs ont tous les droits », estime ainsi le journaliste états-unien Ted Stanger, installé en France (25/03, abc.com). « Que l’on mette un doigt, un seul, dans l’engrenage de ce qu’il faut bien appeler la prise d’otage et le chantage - et l’expérience prouve que l’on glisse, de proche en proche, vers la négation de l’Etat de droit et vers le pire. C’est ainsi », s’alarme Bernard-Henri Lévy dans son bloc-notes du Point. Selon lui, les « séquestrations » de patrons, mènent au « passage à l’acte et au sang », celui de Munich en 1972 [3]. Rien que ça… La comparaison avec un cadre qui est chargé de supprimer 733 postes, et qui est forcé à dormir une nuit dans son bureau et des athlètes pris en otage, puis froidement tués, n’est-elle pas légèrement exagérée ?

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Dernière mise à jour de cette rubrique le 22/05/2009