Le cri de la tomate

Article XI, par Jean-Luc Porquet, mis en ligne le 30 avril 2014

Une excellente chronique qui parait régulièrement dans le journal Article XI, que nous vous conseillons vivement ! Nous publions à nouveau cet article de 2013, toujours d'actualité !

tomate-2.jpgAvant il y avait la tomate. Puis, ils ont fabriqué la tomate de merde. Et au lieu de l’appeler « tomate de merde », ils l’ont appelée « tomate » ; tandis que la tomate, celle qui avait un goût de tomate et qui était cultivée en tant que telle, est devenue « tomate bio ». A partir de là, c’était foutu.

Pour qu’elles ne souffrent plus du vent, du gel, des intermittences du soleil, et qu’elles poussent en toute saison, on les a mises sous serre, et ce sont désormais des ordinateurs qui règlent leur météo.
Pour qu’elles échappent aux maladies et aux parasites, on les a fait pousser sur un support inerte, généralement en laine de roche, par lequel passent chaque jour près de cinq litres de liquide nutritif apportant à chaque plant, goutte à goutte, sa ration d’azote, de phosphore, potasse, calcium, magnésium, sulfate, oligo-éléments, etc. Pour qu’elles soient parfaitement standardisées, sphériques, d’un rouge uniforme, fermes sous la main, pour que leur rendement soit maximum et les marges bénéficiaires confortables, on les a hybridées.

Depuis les années 1960, les chercheurs de l’INRA créent à jets continus de nouvelles variétés de tomates en croisant plusieurs variétés dont ils mélangent savamment les gènes, ceux qui donnent de meilleurs rendements, ceux qui permettent une bonne résistance aux maladies, ceux qui contrôlent l’épaisseur de la peau, etc. Chaque année sortent des variétés plus performantes : «  Il y a dix ans on tournait à 25 kg de tomates grappes par mètre carré de serre et par an, explique un producteur, cité par La Croix (11/6/12). Aujourd’hui, il faut atteindre les 40 kg, sinon on n’est pas rentables. »

Pour qu’elles tiennent le plus longtemps possible sur l’étal du marchand sans mollir, des chercheurs israéliens ont inventé la long life. Apparue en 1995, la Daniela fut la première d’entre elles. Elle bénéficie de cette étonnante particularité : alors que les tomates ordinaires, même hybridées, ont la désagréable idée de mûrir en quelques jours et, une fois bien rouges, de vite mollir puis pourrir, la Daniela possède le gène rin, dit « inhibiteur de maturation », qui lui permet de rester imperturbablement rouge, ronde, arrogamment dure, jusqu’à trois semaines après avoir été cueillie. Pour le producteur, le grossiste, le transporteur, le vendeur, c’est génial. Seul problème : la long life est immangeable. C’est une tomate de merde. Elle s’est répandue partout.

 

tomate-1.jpgLes consommateurs ont fini par s’en apercevoir. Il y a eu des articles dans les journaux. Des enquêtes d’opinion. Plein de gens ont dit que les tomates, c’était mieux avant. Généralement, quand quelqu’un dit que c’était mieux avant, on lui rit au nez. C’est un indécrottable. Un accroché à ses chimères. Un réac et tout ce qu’on veut. Mais là, ceux qui disaient que c’était mieux avant pouvaient le prouver : ils élevaient des tomates dans leur jardin. Des tomates pas hybrides pour deux sous. Des variétés rustiques, dont ils se refilaient les semences entre voisins. Ou qu’ils achetaient chez Kokopelli, ou dans des foires à la tomate. On ne soupçonne pas l’intense activité tomatière qui agite nos campagnes. Ces tomates-là avaient du goût. Avaient, et ont encore, un vrai goût.

On imagine le drame des inventeurs de tomates high-tech. Depuis, ils essayent désespérément de donner du goût à leurs tomates de merde. Ça fait plus de dix ans qu’ils essaient. En vain. C’est très compliqué, le goût de la tomate. Il y a quatre cents composés aromatiques. Bidouiller les gènes qui les commandent est un vrai casse-tête. Mais ils finiront bien par y arriver. Le génome de la tomate a été intégralement séquencé en mai 2012, alors…

 

tomate-4.jpgIl existe deux conceptions du monde : la tomatière et la non-tomatière. Pour les non-tomatiers, peu importe le goût de la tomate. C’est le cadet de leurs soucis, du moment qu’elle est ronde, rouge et pas chère. Ils l’achètent n’importe où ; ce qu’ils aiment, c’est pousser leurs caddies et les remplir de choses pas chères. Certes, la plupart du temps, c’est la faiblesse de leur pouvoir d’achat qui les incite à adopter ce comportement douteux. Mais pas toujours. Il y a aussi ceux qui aiment ça, ceux à qui on ne la fait pas. Ce n’est pas à eux qu’on va expliquer ce qu’est une tomate : ils le savent. Ils savent que même trafiquée, hybride, transgénique, tout ce qu’on veut, une tomate reste une tomate. Si on essayait de leur refiler une courgette à la place, ils s’en apercevaient, hein ! Ce ne sont pas des imbéciles. Ils sont prêts à transiger sur les détails. Mais pas sur l’essence des choses. Or la tomate qu’ils achètent chez Auchan, c’est bien de la tomate, non ?
Et c’est pareil pour tout. Ils savent qu’on vit en démocratie, puisqu’on est libre dans l’isoloir et devant l’étal du supermarché. Les non-tomatiers ne cherchent pas midi à quatorze heures. Les tomatiers sont plus compliqués.

 

«  Devenir adulte, c’est surmonter le désir infantile de l’âge d’or », dit Freud. Mais Freud ne connaissait pas les tomates d’aujourd’hui. Freud n’allait pas faire ses courses à Auchan. Freud vivait sans le savoir en plein âge d’or de la tomate. Nous qui rêvons à cet âge d’or ne sommes pas des enfants. C’est juste que nous n’acceptons pas d’être condamnés aux tomates de merde.

 

tomate-5.jpgCa se passe près de Biscarrosse, dans les Landes. Il y a là des serres à tomates. C’est la société Rougeline qui les élève. Une grosse société, qui s’enorgueillit de fournir à elle seule 8 % de la production hexagonale de tomates. Un récent article du Figaro (25/1/13) nous explique à quel point ils sont malins, chez Rougeline. Ils se chauffent grâce au champ de pétrole du voisin. Le voisin, en effet, est une société canadienne qui extrait du pétrole à 2 000 mètres de profondeur. Pour maintenir une certaine pression dans le forage, la société Vermilion (toutes ces boites arborent des noms calculés pour sonner « sympa ») injecte en permanence de l’eau salée dans le sol. Ne me demandez pas comment ça marche, mais cette eau remonte et redescend en circuit (presque) fermé. Quand elle a remonté, elle est chaude. Rougeline s’est débrouillée pour que cette eau refile ses calories à son eau de chauffage à elle. L’intérêt ? On chauffe la serre à moindre coût. Or « l’énergie représente 30 % du coût de revient d’une tomate  », explique le patron de Rougeline. En récupérant pour pas cher la chaleur du forage, il réduit sa facture énergétique de 75 %. Les pétro-tomates ont de l’avenir : le jour où les forages de gaz de schiste se multiplieront, ce sera fête ! En attendant, cette expérience a donné des idées aux petits malins de Rougeline. Ils cherchent d’autres sites industriels à côté desquels s’installer. Ils sont en train de lorgner vers les incinérateurs…

 

Je ne sais plus qui a dit que si Diogène revenait parmi nous il ne chercherait pas un homme, mais une tomate, une vraie.

tomate-3.jpgLégende de la photo et NDLR : El mar blanco, des milliers d'hectares de serres, près d'Alméria en Andalousie, où sont cultivés une grosse partie des tomates et légumes consommés dans toute l'Europe. Après avoir été épinglés par la Direction Générale Santé-Consommation de la Commission européenne, les agroproducteurs industriels ont trouvé une solution : "Vous voulez du bio, et bien nous allons vous en faire !". Les serres que vous voyez sur cette photo sont de plus en plus nombreuses à produire en bio, sur des lieux pollués pour des générations...

 

Le cri de la tomate n°2

 

La tomate a disparu. Elle était là, sous nos yeux, dans nos paniers, pimpante et goûtue. Et puis plus rien, envolée. À sa place, de tristes ersatz, fades et bidouillés. Qu’est-il arrivé ?

1. Avant de venir au monde, la tomate ne ressemble à rien. C’est juste une fleur étoilée, jaune, plutôt maigrichonne, même pas la taille d’une pâquerette, avec beaucoup moins de pétales, seulement cinq, disposés en corolle, laquelle repose sur un calice vert et un rien poilu. À la différence de son feuillage très odorant, cette fleur n’a guère d’odeur. Elle n’a personne à séduire. Elle est du genre désespéré. Pourtant, la plupart des fleurs sont franchement sexuées. Ouvertes au monde, elles lancent leurs effluves dans l’attente d’un insecte qui vienne les butiner, leur apporter le pollen d’une fleur du sexe opposé, et ainsi les féconder. Mais celle-là, non.

2. La fleur de tomate n’attend rien de personne. Elle est hermaphrodite. C’est son propre pollen qui va féconder l’ovaire niché au cœur de la corolle. Pour cela, la fleur a besoin de beaucoup de soleil, de lumière et de chaleur, mais aussi, et surtout, d’un peu de vent : d’être agitée, caressée, balancée par les mouvements de l’air, de façon à ce que les grains de pollen tombent sur le stigmate, et parviennent jusqu’aux ovules. Une fois fécondée, la fleur n’en a plus pour longtemps. Ses pétales battent de l’aile. C’est la nouaison : place au fruit.

3. Mais dans les serres, il n’y a pas de vent. Comment le remplacer ? Comment faire en sorte que les grains de pollen se décident à quitter leurs petits sacs jaunes, les anthères ? Il fallait inventer quelque chose. Au début de la grande migration de la tomate vers les serres, les tomatiers ont bricolé. Ils ont mis au point, dans les années 1970, le vibreur électrique. Celui-ci ressemblait à une brosse à dents électrique : une simple tige métallique munie d’un électro-aimant. Il suffisait de l’appliquer à la base du bouquet pendant une petite seconde, et hop ! Il était recommandé de secouer chaque bouquet deux fois par semaine. Les spécialistes de l’Institut national de vulgarisation pour les fruits, légumes et champignons, avaient calculé, dans leur fameuse étude sur « l’amélioration de la nouaison de la tomate », qu’il fallait compter «  une heure trente pour vibrer un bouquet de 2 500 plantes sur 1 000 mètres carrés ». Cette masturbation mécanique coûtait cher en main d’œuvre. On était en 1974.

4. Dans le dernier album, posthume, de Fernand Raynaud, publié cette année-là, il y a un sketch intitulé « la tomate ». Sur un atoll du Pacifique, neuf soldats français essaient de tuer le temps. Ils sont « à une heure de l’île où il y a la bombe atomique française ». Leur mission, dit l’un d’eux : « Surveiller s’il n’y a pas de bateaux, des avions, qui vont arriver pour piquer les secrets de la bombe atomique française ! » Ils rêvent de filles, et de ce qu’ils feront quand ils rentreront au pays. Le quatrième soldat : « Quand je vais retourner, la première chose que je ferai, moi ! Patchichoua ! J’irai manger une tomate ! » Et de décrire comment il va la déguster, sa première tomate, en prenant son temps, en l’ouvrant délicatement... « C’est le bonheur qui te passe dans le gosier… Tu entends les bruits de la garrigue et le thym qui vient des montagnes… C’est bon ! Ça a un goût, un goût… On dirait une orange ! » Fin du sketch. Ce n’est pas demain qu’un humoriste du XXIe siècle va consacrer un sketch à la tomate.

5. C’est que la tomate a depuis été massivement chassée des champs. Désormais elle est élevée, nourrie, récoltée sous serre, plastique de préférence, que ce soit en France, en Hollande, en Espagne, en Allemagne, au Maroc, bref partout. C’est là seulement qu’elle peut être mise en équation, industrialisée, et cultivée toute l’année. Sous serre, à condition de la chimiquer abondamment, en l’aspergeant d’acaricides, de fongicides et autres insecticides, ses rendements sont quatre fois plus importants qu’en plein champ : voilà qui clôt la discussion. Adieu les champs, bonjour les serres-usines ! À la fin des années 1980, les tomatiers ont trouvé le truc qui a mis les vibreurs électriques au rencart : ces bons vieux bourdons.

6. C’est en Belgique qu’ont été testés les premiers bourdons. Normal : vu leur climat, les Belges furent des précurseurs, question serres. Les chercheurs de l’INRA ont ensuite étudié la question. Et ont béni la solution bourdon. Depuis lors, les tomatiers s’y sont mis comme un seul homme. Il suffit de commander une ruche. On peut la recevoir par la poste. C’est une ruche en plastique, avec couvercle en carton, où on a logé une reine bourdon du type Bombus Terrestris, et une soixantaine d’ouvriers bourdons, qui vont bourdonner partout dans la serre à la recherche de pollen. Les ouvriers bourdons travaillent comme des bêtes : ils visitent deux fois plus de fleurs à la minute que les abeilles, et laissent une petite trace de morsure sur la fleur, ce qui permet de vérifier le boulot. Évidemment, il faut éviter que les pesticides dont on arrose les plants de tomates ne terrassent les bourdons. Déjà que l’espèce est menacée… Ces vingt dernières années, aux États-Unis, les populations des quatre principales espèces de bourdons ont diminué de plus de 90 %. Imaginez que le bourdon disparaisse de la surface de la terre : dans les serres, il faudrait revenir aux vibreurs électriques d’antan. La tête des tomatiers.

7. Ce qui est bien avec une fleur hermaphrodite, c’est qu’on peut ruser. On peut, par exemple, en castrer une, et la féconder avec le pollen d’une autre. En croisant ainsi deux tomates issues de deux variétés différentes, on obtient une tomate hybride qui cumule leurs qualités. Après la Seconde Guerre mondiale, les généticiens de l’INRA se sont mis à hybrider à tout-va, afin de lancer sur le marché des tomates toujours plus fermes, calibrées, précoces, productives, etc. Fournaise, la première tomate hybride F1 conçue en France, fut mise sur le marché en 1957. Aujourd’hui, il existe plus de quatre cents variétés de tomates hybrides dûment homologuées. Et à part une poignée de variétés anciennes vendues hors de prix, toutes les tomates qu’on trouve dans le commerce en font partie. Chaque année, les semenciers en inventent de nouvelles, toujours plus performantes. Voyez comme le Suisse Syngenta hèle les tomatiers : « En 2013, partons ensemble à l’ascension de nouveaux sommets de rendement et de qualité  » ! Et de leur proposer Climbo T48063, Clodano T409070 et Climstar T409057…

Les tomates hybrides offrent un intérêt supplémentaire : elles donnent des graines inutilisables ; le tomatier est obligé d’en acheter de nouvelles chaque année. Or le kilo se vend autour de 1 000 euros. Pour produire les hybrides, il faut, à la main, couper les étamines d’une fleur, puis y déposer le pollen préalablement prélevé sur une autre fleur d’un plant appartenant à une autre variété, et répéter l’opération fleur après fleur (puis laisser mûrir les tomates, les récolter, les broyer, en extraire les graines, les sécher). On imagine le boulot. Du coup, tout ça est délocalisé. Lecteur, quand tu manges une tomate standard, sache que la graine hybride dont elle est issue vient de Taïwan, de Thaïlande, de Hongrie, du Chili ou d’ailleurs. Et qu’elle a été mise au monde par des ouvriers payés au lance-pierre. Ça fait rêver, non ?

 

 

Le cri de la tomate n°3

1. Amis de la tomate, il est bien dommage qu’Article11 prenne ses cliques et ses claques, car j’envisageais qu’ensemble nous allions au bout du bout de la tomate, et que ça nous prendrait au moins les dix prochaines années. C’est raté.

2. Après avoir évoqué le sketch immortel de Fernand Raynaud sur la tomate (voir le numéro précédent), je vous aurais cité Guy Debord. Lui aussi a parlé de la tomate ! Dans sa Préface à la quatrième édition italienne de La Société du spectacle (janvier 1979), on trouve ces lignes : « Ceci est-il du pain, du vin, une tomate, un œuf, une maison, une ville ? Certainement pas, puisqu’un enchaînement de transformations internes, à court terme économiquement utile à ceux qui détiennent les moyens de production, en a gardé le nom et une bonne part de l’apparence, mais en en retirant le goût et le contenu. On assure pourtant que les divers biens consommables répondent indiscutablement à ces appellations traditionnelles, et on en donne pour preuve le fait qu’il n’existe plus rien d’autre, et qu’il n’y a donc plus de comparaison possible. Comme on a fait en sorte que très peu de gens sachent où trouver les authentiques là où ils existent encore, le faux peut relever légalement le nom du vrai qui s’est éteint. Et le même principe qui régit la nourriture ou l’habitat du peuple s’étend partout, jusqu’aux livres ou aux dernières apparences de débat démocratique que l’on veut bien lui montrer. » Nous aurions pu longtemps gamberger à partir de ce constat, et répéter que, miraculeusement, les tomates que continuent d’élever chez eux les jardiniers à la petite semaine rendent toujours « la comparaison possible », et que pour cette raison, entre autres, ils nous sont précieux, et qu’il faut prendre soin d’eux et de leur liberté de planter ce qu’ils veulent comme ils le veulent, d’échanger leurs semences sans que les groupes agro-industriels ne viennent y fourrer leur gros nez. On aurait longuement parlé du jugement qui a condamné l’association Kokopelli pour avoir osé vendre des semences non inscrites au catalogue. Et de la volonté de l’industrie de contrôler de A à Z ce qui, avant d’être un marché, est une pratique, un échange de savoir-faire, une occupation d’amateurs, au meilleur sens du mot.

3. J’aurais pris pour exemple l’affaire Cœur de bœuf. Sans doute l’avez-vous remarqué, on en voit depuis le mois de mars se pavaner sur les étals des marchés et des hypermarchés, généralement sous un joli panneau « saveurs anciennes », et avec un prix plus élevé que la tomate standard. Sans doute avez-vous aussi remarqué qu’avec leur aspect répugnant, leurs faux plis, leurs têtes de reliftées, on dirait des jouets en plastique immangeables ; et d’ailleurs, elles sont immangeables, ils sont très forts, ces agro-industriels… Après avoir constaté que leurs pétro-tomates calibrées et fadasses dégoûtaient le populo, ils se sont interrogés sur l’engouement pour les « légumes oubliés ». Ont analysé la vague de nostalgie qui a remis au goût du jour des goûts d’hier, ceux du topinambour, et du potimarron, et de tas d’autres légumes dont les tomates dites « anciennes ». Ils ont bien vu que les Noires de Crimée, les Green Zebra et autres Rose de Berne font les délices de nombre d’amateurs, et se vendent très cher sur les marchés bio. Après les études marketing et techno-scientifiques ad hoc, ils ont jeté leur dévolu sur la tomate Cœur de b��uf, d’excellente réputation, grosse, juteuse et goûteuse, et dont le nom est hautement attractif. Mais comme il s’agit d’une variété rustique, donc bourrée de défauts à leurs yeux (pas assez rentable, ni calibrée, ni résistante aux maladies, etc), ils ont mis au point une nouvelle variété en piochant dans le « pool génétique » de plusieurs tomates. Le résultat de leurs manips n’a pas grand-chose à voir avec la vraie Cœur de bœuf, mais ils ont gardé ce nom, pourquoi se gêner ? Il s’agit donc d’une authentique fausse tomate, d’un avatar de légume oublié, d’un pur simulacre...

4. J’aurais ensuite cherché à vous épater comme je l’ai été en explorant l’univers de la pétro-tomate, par exemple quand je suis tombé, dans Tomate, qualité et préférences, un ouvrage récemment publié par le très sérieux CTIFL (centre technique interprofessionnel des fruits et légumes), sur un graphique résumant une expérience menée en 1995. À cette époque venait juste d’être inventée la Daniela, une espèce long life à qui on a refilé un gène qui la rend dure comme du silex. Cette tomate d’avenir, qui préfigurait toutes celles qui encombrent aujourd’hui les étals, les chercheurs du CTIFL avaient voulu en mesurer la résistance aux chocs, qui est l’un de ses principaux atouts. Dans notre monde modernisé, une tomate n’est en effet prise au sérieux que si elle peut encaisser sans mollir les multiples chocs qu’elle subit au long de sa vie industrielle, lorsque des machines la trient mécaniquement, la rangent en cageots, lesquels sont trimballés en chambre froide, puis en camion, puis sur les étals, etc. Les chercheurs ont donc cherché à mesurer « l’influence de la hauteur de chute sur la survie des tomates ». Ils ont pris des tomates, les ont fait tomber de pas très haut, vingt centimètres, puis un peu plus haut, quarante, puis quatre-vingt, et enfin d’un mètre de hauteur. Au cours des jours suivants, ils n’ont pas quitté ces tomates accidentées des yeux. Un, deux, trois, six jours. Enfin, ils ont pu dresser leur tableau. Le voici dans sa splendeur originelle :

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Les chercheurs sont donc formels : quand on fait tomber des Daniela de 20 centimètres de haut, 98 % d’entre elles resteront commercialisables six jours plus tard (dans leur jargon : à J6). Et quand on les fait tomber d’un mètre, 80 % sont encore vendables six jours plus tard. Conclusion : la Daniela est remarquable. C’est une vraie tomate anti-chocs. Une tomate de merde, mais anti-chocs.

5. Un beau jour, au château de la Bourdaisière, près de Tours, lors du très chic festival de la tomate qu’y organise chaque année le comte de Broglie, j’ai vu débouler sous le soleil un type tout en sueur et en cuir noir, casque de moto à la main. Il arrivait tout droit de l’Aube. Dans le civil, il était agent de sécurité. Il était surtout fou de tomates. Il s’est mis à m’en parler d’abondance, puis m’a donné sa carte : « M. Robert Cruel, collectionneur de tomates ». C’est ça, le monde de la tomate : on y rencontre des phénomènes, des poètes, des rêveurs, des guerriers. Je serais allé voir ce Robert Cruel au nom de flibustier. On aurait parlé des heures de la tomate. Je vous aurais raconté. On aurait passé du bon temps... Allez, salut, à la r’voyure !

 

Le cri de la tomate n°4

1. Vendredi 13 septembre de cette année, place de la Bourse, à Paris. Juste entre les locaux du Nouvel Observateur et ceux de l’AFP, se tient un petit marché hebdomadaire très chic, avec une demi-douzaine d’étals, pas plus. Sur celui du maraicher, un plateau de tomates avec cette inscription : « Noire de Crimée, 19,80 euros/kg ». On est chez les fous.

2. Comme son nom l’indique, la Noire de Crimée est noire, du moins très sombre, d’un admirable rouge-brun foncé. Relativement précoce, douce, juteuse, fruitée, peu acidulée, facile à cultiver car résistant bien à la sécheresse et d’une bonne productivité, elle est devenue en quelques années le symbole de la tomate « ancienne » authentique, pas trafiquée, pas hybridée. Sur les étals des maraîchers bio, dans les jardins des particuliers, lors des fêtes de la tomate qui ont lieu ici et là, elle est plébiscitée. Les producteurs de tomate de merde ont bien sûr repéré rapidement ce phénomène, et ont procédé de la même manière qu’avec la Cœur de bœuf, la Cornue des Andes, ou la Tomate ananas : ils ont demandé aux semenciers privés avec qui ils travaillent main dans la main de la bidouiller pour qu’elle s’adapte aux contraintes de la grande distribution. La société Saveol, qui produit des tomates industrielles en Bretagne, propose ainsi une prétendue Noire de Crimée parfaitement calibrée, et vendue par groupe de quatre dans une boite en plastique dont les formes arrondies moulent celles de la tomate, laquelle est ainsi transformée en créature cauchemardesque (on peut admirer la chose sur le site de l’entreprise).

3. - Vous voulez quelque chose, Monsieur ?, m’interpelle aimablement le vendeur de la place de la Bourse.
 × Pourquoi vos Noires de Crimée sont-elles si chères ?, dis-je avec un grand sourire destiné à montrer que la question relève d’une pure curiosité métaphysique dénuée de toute agressivité.
Le visage du marchand se ferme.
 × À Paris, vous n’en trouverez nulle part ailleurs.
 × J’en ai trouvé au marché des Batignolles la semaine dernière, des Noires de Crimée bios à 6,80 euros.
Je ne lui précise pas que ce tarif me parait lui aussi extravagant (mais il est dans la norme parisienne de la tomate bio en cette fin de saison). Le gars me tourne le dos en marmonnant. J’essaie de raccrocher les wagons :
 × Elles viennent d’où ?
 × De Bretagne.
 × Ce sont des Saveol ?
Il se referme comme une huître triploïde. Les emmerdeurs comme moi, du balai ! Sur son cageot, aucune étiquette n’indique la provenance des ses Noires de Crimée. Elles pourraient être signées Saveol, ou venir de Belgique, du Maroc, de n’importe où. Brusquement mon regard tombe sur le cageot d’à-côté, rempli de Tomates cerise. Le prix : 39,80 euros le kilo. Que fait la police ?

4. On se focalise sur la Noire de Crimée, mais il n’y a pas qu’elle, dans la vie des amateurs de tomates. Il suffit de feuilleter l’épais catalogue édité par l’association Kokopelli, et préfacé par l’agronome Jean-Pierre Berlan (mon exemplaire date de 2005, mais ils en pondent un chaque année). On y trouve pas moins de 469, si j’ai bien compté, espèces de tomates différentes : des rouges, des jaunes, des oranges, des violettes, des noires, des vertes, des blanches, des bigarrées, un festival de formes et de couleurs et de comportements et de goûts différents. On sait que ce sont les jardiniers, amateurs et professionnels, qui au cours des deux derniers siècles ont mis au point ces variétés sans aucune manipulation génétique, mais à force de soins, d’observation, de sélection, de croisements, d’échanges, de tâtonnements.
Les noires, une trentaine en tout, sont pour la plupart originaires de Russie, et portent bizarrement des noms anglais, la Black, la Black from Tula, la Black Prince (originaire d’Irkutsk en Sibérie), la Black Sea Man, la Black Star, la Russian Black. Bon, toutes ces appellations manquent un peu d’imagination, mais il y a aussi la Prune noire et la Southern Nights… D’autres viennent d’Australie, comme la Nyagus, ou des États-Unis comme la Black Zebra. L’une d’elles, la Cherokee Purple, aux fruits « très juteux », « est réputée pour avoir été transmise par la tribu des Cherokee ». La Paul Robeson, à la saveur « très douce et épicée », « porte ce nom en l’honneur du chanteur d’opéra qui plaida pour l’égalité des droits des Noirs » (!). Un court texte présente ainsi chaque variété, avec ses caractéristiques. Il y a là de quoi rêver longuement, exemple la Carbon : « C’est une des variétés de tomates les plus noires. Les fruits de 250-400 grammes sont aplatis et lisses et sont complètement résistants à l’éclatement. La chair est de couleur rouge-brun très foncé. La saveur est exceptionnellement riche et fruitée. Croissance indéterminée. 80 jours. » Pourquoi n’ai-je de ma vie jamais goûté de Carbon ? Où trouver des Carbon ? Des Purple calabash ? Des Black Zebra ? Pourquoi m’a-t-on fait croire qu’il n’existait au monde que les Noires de Crimée ?

5. Dans Un festin pour Tantale, un livre écrit dans les années soixante-quinze, Bernard Charbonneau, alter ego de Jacques Ellul, nous invitait à partir de notre assiette pour porter un regard critique sur notre condition. Consacrant des pages magnifiques au goût, notion mystérieuse, à la fois très personnelle et très sociale, et très politique (sa conviction : « Qui ne sait pas choisir son poisson frais élira un gouvernement pourri » !), il dénonçait la « nulliture » mise au point par la science après-guerre : « Inspiré par l’État et les trusts de la chimie assimilable, l’INRA travailla à l’invention du blé, du poulet ou de la tomate décrétée rentable, c’est-à-dire celle dont le rendement est le plus élevé grâce à l’irrigation, aux engrais, aux désherbants et aux pesticides, et dont la forme et la couleur sont les plus séduisantes. » Exit le goût !
Charbonneau l’affirmait : « Le véritable amateur n’a pas besoin de faisan farci de foie gras truffé, il saura d’abord distinguer la qualité d’un pain, le parfum plus ou moins doux d’un oignon, et il sera impitoyable sur la fraîcheur des sardines grillées. » Soyons impitoyables sur le goût de la tomate

6. Le chef Philippe Labbé a été désigné par le Gault et Millau comme « cuisinier de l’année 2013 ». Il tient le restaurant du Shangri-La, un palace parisien qui a ouvert ses portes voilà trois ans avenue d’Iéna. Le Monde lui consacre une pleine page élogieuse, où le lecteur apprend que Philippe Labbé adore les tomates au point d’avoir créé un menu dont tous les plats sont à base de tomates. Bien sûr, le cuisinier ultra-chic n’utilise pas les long life tout juste bonnes pour le bas peuple, mais des tomates noires… Le journaliste décrit avec émerveillement la façon dont il cuit au four une Black Zebra, deux heures durant, à 50 degrés, de façon à l’assécher complètement, puis comment, après l’avoir extraite du four toute fripée et striée de noir, « devant vous », il la « botoxe » au jus d’herbes « d’un coup de seringue argentée », « pour un contraste enchanteur entre arôme concentrés et tendre fraîcheur ». Le menu est à 240 euros. Un jour, ce monde s’écroulera.

Commentaires (1)

1. Sylvie 03/05/2014

Texte trop sympa....
Histoire pathétique, mais style excellent !

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